Directrice-adjointe de cabinet de Neelie Kroes (commissaire européen en charge de la société numérique), Lorena Boix-Alonso, prochaine intervenante devant le Club Parlementaire du Numérique, répond à nos questions sur les principaux enjeux numériques dans l'Union européenne. Méconnues des élus, les procédures et actions européennes sont expliquées par Lorena Boix-Alonso et permettent de mieux comprendre la logique de la Commission européenne en générale et de Neelie Kroes en particulier. Entretien.
Comment s’élabore une directive dans le domaine du numérique ?
Dans le domaine du numérique, la Commission utilise un panel d’instruments juridiques (directives, règlements, recommandations) très différents en fonction du but recherché. La directive, qui n’est qu’un de ces instruments parmi d’autres, suit la procédure suivante : après les consultations publiques et analyses d'impact, les services de la Commission préparent un projet, ce projet est discuté par tous les commissaires, puis la proposition est adoptée ; cette proposition est discutée au Parlement et en Conseil. Ensuite, la directive est transposée dans chaque législation nationale. Un règlement est pour sa part d’application directe. Dans le domaine du numérique, nous adoptons aussi des recommandations notamment dans les domaines des télécoms/infrastructures qui permettent aux régulateurs de connaître notre approche et de réguler de manière harmonieuse entre les différents Etats membres. Une prochaine recommandation concernera la méthodologie de la détermination du prix de la fibre et du cuivre.
Etes-vous donc surtout au contact des régulateurs nationaux ?
Dans le domaine des infrastructures et des télécoms, les régulateurs sont nos interlocuteurs privilégiés. Mais notre champ d’action concernant d’autres sujets (e-gouvernance, Open Data, commerce électronique…), nous entrons en contact avec d’autres acteurs du numérique et les ministères nationaux concernés par ces domaines.
Qu’en est-il de vos contacts avec les parlementaires français ?
Nous recevons leurs éventuelles contributions chaque fois que nous faisons une consultation publique mais nous soumettons nos propositions au Parlement européen. Nous recevons cependant avec plaisir les parlementaires nationaux qui frappent à notre porte. Nos propositions législatives sont en fait soumises au principe de subsidiarité par les parlements nationaux. Nous sommes donc très attentifs au respect des lignes de démarcation entre les compétences nationales et celles de l'UE.
"Tout ce qui peut générer de la croissance doit être poussé"
Quelles sont les priorités de Neelie Kroes en matière numérique ?
C’est la recherche de la croissance économique par le numérique qui la préoccupe avant tout. Pour obtenir cette croissance, elle met la priorité sur la tenue des engagements concernant l’accès au Haut Débit pour tous les citoyens européens avant 2013, un accès à 30 MG/Bits avant 2020 et des souscriptions pour 50% des foyers à 100 MG/Bits. Elle suit donc de près les investissements en infrastructures desquels tout dépend… De manière générale, tout ce qui peut générer de la croissance doit être poussé. C’est d’ailleurs la philosophie de notre prochaine directive concernant la réutilisation des données publiques qui met l’accent sur le potentiel de croissance d’un tel domaine. Une autre priorité de la commissaire Neelie Kroes concerne la création d’un marché unique digital : il faut pour cela favoriser une harmonisation des législations concernant la signature électronique, la gestion des droits d’auteur, etc. La protection de l’enfance est une autre priorité de Neelie Kroes. Il y a une semaine, nous avons obtenu un accord des principaux acteurs pour qu’ils s’engagent à tenir certains objectifs dans ce domaine.
En quoi consiste l’agenda numérique 2020 ?
C’est notre plan d’action adopté il y a un an. Il fait partie du plan Europe 2020, une stratégie pour créer une croissance durable proposée par M.Barroso. Ce plan propose des objectifs concernant le Haut Débit, l’Europe digitale, la recherche et l’innovation…
Où en est-on de son application ?
Nous l’avons adopté en mai 2010 et 20% du programme a déjà été réalisé. C’est bien mais il nous reste du chemin à parcourir.
Quelle est la vision de la neutralité du Net de Neelie Kroes ? Suit-elle les travaux français ?
Pour la Commission et pour Neelie Kroes les choses sont claires : si la concurrence est respectée et promue sur le marché des Fournisseurs d’accès, la neutralité devrait suivre. Pour qu’il y ait concurrence, il faut qu’il y ait transparence. Les consommateurs doivent exactement savoir quelle est l’offre que les FAI proposent. S’il y a des restrictions à l’offre du Net, les consommateurs doivent savoir pourquoi. Aussi, pour que la concurrence soit effective, nous devons garantir aux consommateurs de pouvoir changer facilement d’opérateurs. Le cadre adopté en 2009 comprend des articles pour garantir cette neutralité du Net soutenue par une véritable concurrence. Neelie Kroes suit effectivement les travaux français. Nous voulons avoir les chiffres réels et des études claires sur la transparence des opérateurs et la qualité de leurs offres. Pour cela nous avons interrogé l’organisation qui regroupe les régulateurs nationaux (le BEREC, Bofy of European Regulators for Electronic Communications). Au début de l’année prochaine, nous aurons des données factuelles précises à partir desquelles on pourra faire évoluer nos positions et adopter éventuellement des mesures supplémentaires.
Droits d'auteur : "Le soutien à l’émergence d’une offre légale doit être aussi importante que l'approche répressive"
Etes-vous sensibles au lobby des opérateurs ?
Les opérateurs disent le contraire en nous reprochant notre proximité vis-à-vis des positions des consommateurs… Nous écoutons les différentes positions et nous nous basons uniquement sur les chiffres et la réalité pour déterminer nos positions.
Quel regard portez-vous sur l’ouverture des données publiques ?
Nous sommes très heureux du mouvement d’ouverture des données publiques en France, au Royaume-Uni, au Danemark, en Espagne... La Commission est ravie de ces initiatives. Il faut un changement de mentalité dans ce domaine et sortir des conservatismes sur la protection des données. L’ouverture des données publiques est un mouvement très prometteur en termes de croissance. Une directive de 2003 existe actuellement. Elle a besoin d’une mise à jour : faut-il étendre le champ des données à ouvrir ? Quelle politique tarifaire applique-t-on si ces données ne sont pas gratuites ? Comment faciliter les licences ? La Commission elle-même a une politique d’ouverture de ses données. Nous sommes en train d’examiner si nous ne pourrions pas aller plus loin dans notre transparence. Des annonces vont être très prochainement effectuées sur ce domaine.
Quelle est votre approche de la protection des droits d’auteur ?
C’est le commissaire Michel Barnier qui est en charge de la question des droits d’auteur mais Neelie Kroes est naturellement très impliquée aussi sur ce dossier. Nous avons proposé récemment une directive sur les œuvres orphelines. L’année prochaine, nous aurons un instrument législatif pour faciliter l'octroi des licences entre Etats membres. La protection des droits d’auteur est nécessaire mais le soutien à l’émergence d’une offre légale doit être aussi importante que l'approche répressive. L’année prochaine nous reverrons la directive sur la répression des infractions mais nous souhaitons avant tout encourager l’offre légale. Pour ce qui est des lois répressives, nous pensons que le seul modèle qui puisse produire des résultats efficaces et acceptables au niveau européen est un modèle qui s’attaque à la source du problème sans couper les accès à Internet…
Propos recueillis par Pierre Laffon